De la vraisemblance à la soumission

Publié le 25 Mars 2012

 

Il m'a semblé interresssant de mettre en parallèle des extraits de 1984 de Georges Orwell, et un passage de la socièté des vagabonds de Harry Martinson, tant on y trouve, dans des styles et des approches différentes, une analyse identique de notre socièté. Il est aussi troublant de constater que les auteurs ont eu un parcours similaire faits de boulots de trimardeurs, de vagabondages et de prise de conscience politique. De plus, ces deux oeuvres ont été écrites à la même époque ( 1948 et 1949 )

 

 

 

Dans cet extrait de la Socièté des vagabonds, Martinson s'interroge au travers de son héros Sandemar sur la vraisemblance de notre socièté. Cette socièté que les "cruels officiels" deshumanisent par le langage, d'une part, et par une négation, un éloignement de la réalité et de l'objectivité à l'état naturel, d'autre part. Le mythe de Cassandre ( Elle reçut d'Apollon le don de prédire l'avenir, mais elle se refusa à lui, et le dieu décréta que personne ne croirait à ses prédictions) prend alors tout son sens.  Quiconque tentant de sortir de ce piège, n'est plus crédible.

 

"Un des nombreux et étranges raisonnements de Sandemar portait sur le vraisemblable. La vraisemblance est toujours quelque chose de systématique, disait-il. C’est toujours un art ou un système. C’est une formule, mais ce n’est pas la vérité. La vérité sur tout ce qui existe embrasse toujours la totalité. C’est la nature entière. Et seule la nature entière est vraie. Le reste, ce ne sont que des consolations que l’homme se confectionne. Et quand il ne convertit pas les autres à son choix, il les persécute, devient chasseur d’hommes, chevalier d’intolérance, fanatique.

 

Et Sandemar parlait d’une espèce d’hommes qu’il qualifiait de "cruels officiels". Il désignait par là ceux qui avaient choisi une vraisemblance glaciale, au-delà des nerfs et du coeur, et qui, par conséquent, demeuraient consciemment aveugles devant la nature dans sa totalité, s’appuyant sur un choix de formule qui rendaient les hommes aveugles et sourdes aux souffrances de millions d’autres.

 

L’homme de la vraisemblance officielle dissimule la souffrance du monde comme dans un bloc de glace, en lui donnant des noms aussi neutres et insignifiants que possible et en employant des mots de papier à caractère officiel qui ne saignent ni ne tremblent.

C’est la forme fallacieuse et diabolique de la circonspection, la forme glacée et insensible de la maîtrise de soi.

 

Et Sandemar donnait quelques exemples pour expliquer ce qu’il entendait en parlant de glace et de mots de papier.

Le mot représailles n’est pas plus affreux à entendre que celui de réparation. Odieux est très proche d’adieu, conflit de confit. Délinquant est le nom qu’on donne à celui qui est pendu, guillotiné ou condamné au supplice de la "pousse de bambou", de "l’encens" ou des "mille coupure" qui entament d’abord la musculature incroyablement (invraisemblablement !) sensible des épaules : le deltoïde.

Ce sont des cruautés incroyables et par conséquent invraisemblables qui provoquent chez la victime ou le délinquant une douleur incroyable ou invraisemblable. Mais le mot délinquant ne diffère pas beaucoup de délicat.

L’imagination des personnes auxquelles on s’adresse avec de tels mots n’est pas mise en branle. Elle ne s’éveille même pas. Elle reste sensée, insensible, proprette et froide.

 

La majorité des gens savent conserver et protéger la vraisemblance pour laquelle ils ont opté. Rien ne peut nous troubler. Nous refusons de croire cela !

 

C’est pourquoi l’histoire de Cassandre est la plus cruelle et la plus véridique de toutes. Car elle met en jeu ce qui est le plus normalement vraisemblable : on ne veut pas croire Cassandre.

 

Il en va de même quand il s’agit de nous, les vagabonds, disait Sandemar. Qu’y a-t-il de vraisemblable dans la vie du vagabond poussé par son instinct d’errance, de jour en jour et d’année en année, ou dans les ménages malheureux jusqu’à l’irréalité quotidienne, ou dans la participation exaltée des solitaires aux souffrances lointaines, ou dans la vie à bord de navires étonnants, ou dans les abattoirs d’une irréalité féroce dans lesquels les couteaux routiniers fonctionnent du matin au soir, ou derrière les guichets d’information de l’immense salle de rédaction d’un journal où seul l’habitué peut trouver réelle la réalité - celle-ci étant invraisemblable pour tous les autres - ou dans le travail du médecin, du garde-malade ou de l’infirmière d’un service d’agités, ou dans le monde irréels des laboratoires spécialisés où les appareils compliqués n’ont un nom et une fonction sur lesquels la pensée puisse se fixer que pour quelques rares initiés ?

 

Bref : le monde est un archipel infini d’invraisemblances. Et il faut une lutte et un malaxage inouïs des mots pour que l’homme indifférent à tout, ancré dans son arrogance par sa fallacieuse véracité froide et insensible, puisse prendre confiance. C’est pourquoi il faut toujours se garder des mots glacés, couchés sur le papier, récités par ceux qui se sont emparés des trônes de vraisemblances officielles. Se garder de ceux qui falsifient l’objectivité omniprésente de la nature.

 

Sandemar aimait l’invraisemblable, c’est-à-dire la réalité telle qu’elle se présente le plus souvent, hors du monde où s’agitent les professionnels de la vraisemblance. Il préférait la division dans le vrai à l’union mensongère autour des symboles chargés de tout exprimer - l’amour, la souffrance, qui n’expriment en réalité que le mensonge sur soi-même, la fausse vérité.

 

C’est pour cela que Sandemar faisait le tour du monde à pied."

 

Pages 83-85, in La Société des vagabonds, chez Agones, 2004. La première édition suédoise est de 1948. source http://www.naturalwriters.org/

 

 

 

Dans 1984, Owell décrit avec une minutie terrorisante le mécanisme qui aboutit à la soumission.

 

La hierarchisation

 

« Dans un monde dans lequel le nombre d'heures de travail serait court, où chacun aurait suffisamment de nourriture, vivrait dans une maison munie d'une salle de bains et d'un réfrigérateur, posséderait une automobile ou même un aéroplane, la plus évidente, et peut-être la plus importante forme d'inégalité aurait déjà disparu. Devenue générale, la richesse ne confèrerait plus aucune distinction. Il était possible, sans aucun doute, d'imaginer une société dans laquelle la richesse dans le sens de possessions personnelles et de luxe serait également distribuée, tandis que le savoir resterait entre les mains d'une petite caste privilégiée. Mais, dans la pratique, une telle société ne pourrait demeurer longtemps stable. Si tous, en effet, jouissaient de la même façon de loisirs et de sécurité, la grande masse d'êtres humains qui est normalement abrutie par la pauvreté pourrait s'instruire et apprendre à réfléchir par elle-même, elle s'apercevrait alors tôt ou tard que la minorité privilégiée n'a aucune raison d'être, et la balaierait. En résumé, une société hiérarchisée n'était possible que sur la base de la pauvreté et de l'ignorance. » (p.270)

 

Le pouvoir

 

« Il est temps que vous ayez une idée de ce que signifie ce mot pouvoir. Vous devez premièrement réaliser que le pouvoir est collectif. L'individu n'a de pouvoir qu'autant qu'il cesse d'être individu. […] Le second point que vous devez comprendre est que le pouvoir est le pouvoir sur d'autres êtres humains. Sur les corps mais surtout sur les esprits. Le pouvoir sur la matière, sur la réalité extérieure, comme vous l'appelez, n'est pas important. Notre maîtrise de la matière est déjà absolue. » (p.372-373)

 

Le langage

 

« Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail principal est d’inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. La onzième édition ne renfermera pas un seul mot qui puisse vieillir avant l’année 2050. (...) C’est une belle chose, la destruction des mots. Naturellement, c’est dans les verbes et les adjectifs qu’il y a le plus de déchets, mais il y a des centaines de noms dont on peut aussi se débarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Après tout, quelle raison d’exister y a-t-il pour un mot qui n’est que le contraire d’un autre ? Les mots portent en eux-mêmes leur contraire. Prenez « bon », par exemple. Si vous avez un mot comme « bon » quelle nécessité y a-t-il à avoir un mot comme « mauvais » ? « Inbon » fera tout aussi bien, mieux même, parce qu’il est l’opposé exact de bon, ce que n’est pas l’autre mot. Et si l’on désire un mot plus fort que « bon », quel sens y a-t-il à avoir toute une chaîne de mots vagues et inutiles comme « excellent », « splendide » et tout le reste ? « Plusbon » englobe le sens de tous ces mots, et, si l’on veut un mot encore plus fort, il y a « doubleplusbon »  Naturellement, nous employons déjà ces formes, mais dans la version définitive du novlangue, il n’y aura plus rien d’autre. En résumé, la notion complète du bon et du mauvais sera couverte par six mots seulement, en réalité un seul mot. Voyez-vous, Winston, l’originalité de cela ? Naturellement, ajouta-t-il après coup, l’idée vient de Big Brother." (p. 80)

 

 L'ignorance

 

« Il existait toute une suite de départements spéciaux qui s'occupaient, pour les prolétaires, de littérature, de musique, de théâtre et, en général, de délassement. Là, on produisait des journaux stupides qui ne traitaient presque entièrement que de sport, de crime et d'astrologie, de petits romans à cinq francs, des films juteux de sexualité, des chansons sentimentales composées par des moyens entièrement mécaniques sur un genre de kaléidoscope spécial appelé versificateur » (p.67)

 

Et la soumission

 

« Aujourd'hui, il y avait de la peur, de la haine, de la souffrance, mais il n'y avait plus aucune dignité dans l'émotion. Il n'y avait aucune profondeur, aucune complexité dans les tristesses. » (p.49)

 

« L'idée lui vint que la vraie caractéristique de la vie moderne était, non pas sa cruauté, son insécurité, mais simplement son aspect nu, terne, soumis. » (p.109)

 

 

Sources : http://www.asso-chc.net/article.php3?id_article=158

                http://sur-la-rive.over-blog.com/article-5629619.html

 

Chomsky a écrit que « La propagande est aux démocraties ce que la violence est aux dictatures. » De quoi regarder notre socièté avec un oeil plus que jamais critique.

Et clamer haut et fort qu'un "ailleurs" est non seulement possible mais nécéssaire !

Rédigé par hobo-lullaby

Publié dans #hors des sentiers battus

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